Abandonner la doctrine de la découverte (et ce que cela signifie en droit canadien)

DDPA | Défense des peuples autochtones | Droit autochtone

La « Longue Marche vers Rome » doit arriver le 1er mai 2016 à la Place Saint-Pierre au Vatican. Ses participants demanderont formellement au pape François d’annuler les bulles pontificales de la découverte. De nombreux peuples autochtones du monde entier, et en particulier ceux du Canada, appuient ce mouvement. Alors, qu’ont en commun ces bulles pontificales vieilles de plus de 500 ans et les droits des autochtones au Canada aujourd’hui?

Les bulles pontificales de la découverte constituent un aspect important d’une théorie en droit international que l’on appelle la doctrine de la découverte. Selon celle-ci, lorsque les nations européennes « ont découvert » des terres non européennes, ils ont acquis des droits spéciaux (souveraineté et droit de propriété) à l’égard de ces territoires, et ce, sans égard au fait que ces terres étaient souvent occupées par d’autres peuples.

Le jugement de la Cour Suprême R c. Sparrow de 1990 est un bon point de départ pour étudier l’application de cette doctrine au Canada. Il s’agit de la première décision où le plus haut tribunal du pays a été appelé à interpréter directement l’article 35 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982, lequel a constitutionnalisé pour la première fois la protection des droits autochtones ancestraux et ceux issus des traités.

Dans l’arrêt Sparrow, la Cour Suprême du Canada avait une occasion sans pareil d’aménager une nouvelle place pour les droits ancestraux et ceux issus des traités dans la constitution canadienne de manière à rompre avec le passé colonial canadien. La Cour a toutefois énoncé d’emblée :

« Il convient de rappeler que bien que la politique britannique envers la population autochtone fût fondée sur le respect de leur droit d’occuper leurs terres ancestrales […],  on n’a jamais douté que la souveraineté et la compétence législative, et même le titre sous‑jacent, à l’égard de ces terres revenaient à Sa Majesté. » (R. c. Sparrow, p. 1103)

Partant de cette perspective, la Cour n’a pas drastiquement modifié son point de vue plus tard dans l’affaire Van der Peet, en affirmant que le droit devait aider à « concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté» ». Mais comme la Cour l’a également énoncé dans Van der Peet, c’est l’existence des sociétés autochtones et de leurs droits qui doivent être prouvés devant les tribunaux; la souveraineté de la Couronne est simplement tenue pour acquise.

Concrètement, deux types d’implications découlent de cette position. Premièrement, à moins qu’une communauté autochtone ne démontre à la satisfaction d’un tribunal qu’elle exerce une occupation ou un contrôle exclusif d’un territoire, le système juridique canadien conclut généralement de facto que ce territoire est une terre de la Couronne, et ce, même si aucun fonctionnaire de l’état ou aucun colon n’a foulé ce terrain. Deuxièmement, même si une communauté autochtone parvient à démontrer qu’elle détient un droit, un titre ou un droit issu d’un traité, il est toujours possible que la Couronne empiète sur celui-ci.

L’idée qui sous-tend l’ensemble de ces points de vue est que le propriétaire de la terre et le titulaire de compétence législative par défaut au Canada demeurent la Couronne. Lorsque les communautés autochtones sont titulaires de droits ancestraux au sens du droit canadien, ceux-ci ont pour effet de modifier la souveraineté et le titre naturels de la Couronne. La Couronne conserve toutefois le pouvoir d’enfreindre ces droits, pourvu qu’elle puisse convaincre un tribunal que cet empiètement est justifié.

Comment le droit canadien en est-il venu à présumer de la souveraineté de la Couronne tout en exigeant la démonstration de la présence autochtone? Il convient de revenir au jugement Sparrow, où la Cour suprême a déclaré que « […]  on n’a jamais douté que la souveraineté et la compétence législative, et même le titre sous‑jacent, à l’égard de ces terres revenaient à Sa Majesté. » Un des aspects les plus remarquables de ce raisonnement de la Cour suprême du Canada est qu’elle a cité, pour l’étayer, le jugement  Johnson c. M’Intosh de 1823 de la Cour Suprême des États-Unis :

Dans Johnson c. M’Intosh, un litige oppose deux colons qui soutenaient tous les deux avoir un titre valable à l’égard d’une même terre dans l’Indiana. Johnson pouvait retracer l’origine de son titre à un colon qui avait acheté la terre de la nation Piankeshaw en 1775. M’Intosh pouvait quant à lui démontrer que son droit de propriété découlait de la vente de la même terre par la nation Piankeshaw au gouvernement américain en 1805. Selon les principes de la Common Law, Johnson aurait dû avoir gain de cause contre M’Intosh, puisque que la nation de Piankeshaw qui avait déjà cédé la terre en 1775 ne pouvait la vendre une seconde fois aux États-Unis en 1805.

Cependant, la Cour Suprême des États-Unis a décidé en faveur de M’Intosh. Pourquoi? En raison d’un principe que la Cour a appelé la doctrine de découverte vouant que la « découverte » d’une terre non européenne par des représentants d’un monarque européen confère à ce dernier un droit exclusif d’acheter les terres des peuples autochtones qui l’habitent. Étant donné le gouvernement américain était le successeur du monarque britannique qui « découvrit » cette région, seul le gouvernement américain avait le droit d’acheter des terres de la nation Piankeshaw. Par conséquent, la Cour a donné raison à M’Intosh.

Il est intéressant de noter que la Cour américaine a dit ce qui suit au sujet de la doctrine de découverte:

« Dans l’établissement de ces relations, les droits des premiers habitants n’ont en aucun cas été totalement ignorés; ils ont plutôt dû être altérés considérablement. On les a reconnus à titre d’occupants légitimes de ces terres, on a admis qu’ils avaient un droit légitime et juste de conserver la possession de celles-ci et de les utiliser comme bon leur semble. Cependant, leurs droits à la souveraineté absolue à titre de nation indépendante ont nécessairement été restreints, et leur faculté de céder librement leur terre à qui que ce soit a été bafouée par le principe original fondamental voulant que la « découverte » confère le titre exclusif à ceux qui la font. »

La Cour Suprême des États-Unis n’a pas voulu donner l’impression d’avoir inventé la doctrine de la découverte. En effet, elle a plutôt affirmé : « L’histoire de l’Amérique de sa découverte jusqu’à nos jours prouve, nous pensons, la reconnaissance universelle » de la doctrine de la découverte.

Et bien sûr, par « reconnaissance universelle », la Cour voulait dire la reconnaissance par les Européens et leurs colons. La doctrine de la découverte est un principe reconnu du droit international qui découle évidemment des relations entre les pays européens. Deux des sources les plus importantes de ce principe de droit international sont les bulles pontificales de Romanus Pontifex (1455) et Inter Caetera (1493).

Ces bulles étaient censées conférer aux monarques espagnols et portugais le droit à des terres et à la compétence sur les terres qu’ils avaient découvertes. Cela reposait sur l’idée que la diffusion du christianisme aux peuples non européens leur en conférait le droit. Au lieu de rejeter ce principe, d’autres monarques européens, comme ceux de France et de Grande-Bretagne, ont alors simplement tenté de faire modifier la règle pour qu’ils puissent eux aussi annexer des terres et obtenir la compétence sur celles-ci en les découvrant. Par exemple, le roi François Ier a persuadé le pape Clément VII d’interpréter Inter Caetera de manière à ce qu’elle ne s’applique qu’aux terres qui avaient été « découvertes » lors de sa publication en 1493, ce, afin que la France puisse légitimement revendiquer la découverte et la compétence sur le Canada que Jacques Cartier avait « découvert » en 1534.

Comme on peut le voir dans la discussion ci-dessus, de nombreuses lois internationales et canadiennes sont tellement liées à la doctrine de la découverte que la révocation de ces bulles par le Pape François ne changera pas immédiatement en soi la façon dont cette doctrine est appliquée concrètement. Ayant déjà a joué un rôle important aux débuts de la colonisation européenne en accordant une légitimité à celle-ci, le pape dispose aujourd’hui d’une occasion de faire preuve de leadership en effaçant cet héritage.

La Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) a publié certains appels à l’action qui sont très pertinents à cet égard. L’appel nº 48, par exemple, demande aux églises du Canada d’adopter et de se conformer à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DDPA). La DDPA établit entre autres le droit des peuples autochtones à leurs terres, et celui de ne pas avoir à quitter leurs terres sans consentement libre, préalable et éclairé (articles 10, 26 et 32). Les peuples autochtones ont également droit à l’autonomie gouvernementale (articles 4, 5, 18, 19, 20, 23, 33). La vision de l’impérialisme européen juridiquement cautionnée et articulée dans les bulles Romanus Pontifex et Inter Caetera n’est pas du tout compatible avec la DDPA. Le pape François a l’occasion d’actualiser la position de l’Église sur la question en révoquant ces bulles.

Toutefois, la mise à l’écart de l’impérialisme européen ne concerne pas seulement le pape. Par exemple, l’appel à l’action nº 45 de la CVR appelle expressément le gouvernement du Canada, au nom de tous les Canadiens, à répudier la doctrine de la découverte et à mettre en œuvre la DDPA.

Les Canadiens ont élu un nouveau gouvernement fédéral qui a promis de mettre en œuvre tous les appels à l’action de la CVR. Les Canadiens descendants de colons ont maintenant l’occasion de jeter les bases de nouvelles relations avec leurs compatriotes autochtones. Sous le paradigme de l’impérialisme européen, il a bien pu y avoir une « reconnaissance universelle » voulant que la « découverte » et les drapeaux plantés pouvaient effectivement conférer à un roi étranger un droit à l’égard de terres indigènes et la compétence sur les peuples autochtones. C’est après tout de cette manière que l’État canadien a été construit. Mais il y a des solutions de rechange, comme le fait de considérer la relation de traité comme une base pour la souveraineté partagée. Les Canadiens descendants de colons ont la possibilité de refaçonner leurs institutions juridiques et politiques d’une manière qui considère les peuples autochtones comme des voisins plutôt que comme des peuples soumis. Après tout, qui voudrait d’un voisin qui croit pouvoir conquérir votre terrain en n’y plantant qu’un drapeau ?

par Senwung Luk

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