Loi C-92 – Nouveautés en protection de la jeunesse autochtone
Le 1er janvier 2020, une nouvelle loi fédérale, la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis [1] (« Loi C-92 »), est entrée en vigueur.
Cette nouvelle loi permet le passage vers une ère de coexistence entre les juridictions provinciales, fédérale et autochtones (voir la Partie I de ce blogue). Cette ouverture à la coexistence de trois juridictions s’opèrera en deux temps : (a) d’abord la coexistence des juridictions fédérale et provinciales, puis (b) la coexistence graduelle des juridictions autochtones, fédérale et provinciales (voir la Partie II de ce blogue). La Loi C-92 met en place une hiérarchie des normes qui permet de déterminer quelles lois, règles ou ententes ont préséance (voir la Partie III de ce blogue). La mise en œuvre de ce nouveau régime pourrait toutefois être retardée ou empêchée par la contestation constitutionnelle de la Loi C-92 que le Québec entend déposer prochainement (Partie IV de ce blogue).
- VERS LA COEXISTENCE DES JURIDICTIONS PROVINCIALES, FÉDÉRALE ET AUTOCHTONES
Avant la Loi C-92, seules les lois provinciales s’appliquent en matière de protection de la jeunesse. La Loi sur la protection de la jeunesse[2] (« LPJ ») du Québec s’applique donc à tous les jeunes et les enfants en territoire québécois, peu importe leur appartenance autochtone.[3]
Depuis janvier 2020, la Loi C-92 change la donne. Pour la première fois depuis le début de l’histoire du Canada, le gouvernement fédéral légifère en matière de protection de l’enfance autochtone. La Loi C-92 introduit de nouvelles règles fédérales qui s’appliquent à tous les enfants et les jeunes autochtones à travers le pays. La LPJ n’est donc plus la seule loi qui s’applique en matière de protection de la jeunesse au Québec – il faut maintenant aussi tenir compte de la loi fédérale.
Ce n’est pas tout. La Loi C-92 reconnaît explicitement le droit inhérent des peuples autochtones à exercer leurs propres juridictions en matière de services à l’enfance et à la famille.[4] De nouveaux outils juridiques facilitent la mise en œuvre et la reconnaissance de cette juridiction autochtone.
Bref, le grand changement, avec la Loi C-92, c’est que nous sommes en transition vers un régime de protection de la jeunesse où les lois provinciale, fédérale et autochtones peuvent s’appliquer aux enfants autochtones. Ce changement va s’opérer en deux temps.
- UN CHANGEMENT QUI S’OPÈRE EN DEUX TEMPS
La mise en œuvre de la Loi C-92 s’opère en deux phases. Pendant la phase 1, seuls les régimes provincial et fédéral s’appliquent. Pendant la phase 2, les régimes autochtones, fédéral et provincial s’appliquent.
L’échéancier de cette deuxième étape varie en fonction de l’initiative de chacun des groupes autochtones et de leur volonté (ou non) de se prévaloir des possibilités d’exercer leurs juridictions sous la Loi C-92.
- Phase 1 – Interactions entre les juridictions fédérale et provinciale
Coexistence provinciale et fédérale – En général, les nouvelles règles fédérales vont coexister avec les règles provinciales dans la mesure où il n’y a pas de conflit ou d’incompatibilité. Les nouvelles règles fédérales sont succinctes et ne sont pas aussi détaillées que les lois provinciales actuelles. Dans la plupart des cas, les lois fédérales s’ajouteront aux exigences provinciales, sans qu’il y ait conflit ou incompatibilité.
Loi fédérale a préséance en cas de conflit ou d’incompatibilité – Par contre, dans le cas d’un conflit ou d’une incompatibilité avec les lois provinciales, les lois fédérales ont préséance.[1] Par exemple, s’il y a conflit ou incompatibilité entre la LPJ et la Loi C-92, la Loi C-92 va l’emporter dans la mesure du conflit ou de l’incompatibilité.
Contenu des règles fédérales – En particulier, les articles 10 à 17 de la Loi C-92 prévoient des droits spécifiques pour les enfants et les familles autochtones. Ces droits concernent notamment la priorité de placement, l’emphase sur la prévention, une définition du meilleur intérêt de l’enfant, et l’obligation pour la DPJ de notifier et de faciliter la participation des peuples autochtones aux instances judiciarisées qui concernent des membres de leurs nations.
Concrètement, ces nouvelles règles fédérales dites « minimales » pourraient contrebalancer certaines dispositions contestées de la LPJ. Par exemple, l’article 16(3) de la Loi C-92 prévoit que le placement des enfants et des jeunes autochtones doit faire l’objet d’un réexamen régulier afin de s’assurer de prioriser un placement en famille d’accueil issue de la famille élargie ou de la communauté autochtone de l’enfant. Cet article pourrait éventuellement avoir préséance sur les placements permanents des enfants après les délais maximaux de placement prévus par la LPJ.[2]
L’article 9 de C-92 pourrait aussi avoir une influence sur l’interprétation donnée à la notion de l’intérêt de l’enfant sous la LPJ[3]. Cet article prévoit en effet le principe de l’importance de la continuité culturelle pour les enfants et les communautés autochtones, ainsi que celui de l’égalité réelle et de la non-discrimination.
Financement pour la Phase 1 – Durant cette première phase, aucun changement financier n’est prévu pour les services de protection de la jeunesse autochtone. Les ordonnances rendues par le Tribunal canadien des droits de la personne (par exemple, ces ordonnances) sont toujours en vigueur. Il n’est pas clair, à ce moment-ci, comment le financement à long terme des services prévus par C-92 sera fourni. Plusieurs communautés autochtones et agences de protection de la jeunesse autochtone ont été déçues de constater qu’après autant d’années de litige et de dénonciation du sous-financement chronique, la Loi C-92 ne prévoit pas de base législative qui garantit un financement permanent et à long-terme des services de protection de la jeunesse autochtone.
- Phase 2 – Interactions avec les juridictions autochtones
Place aux juridictions autochtones – C-92 ouvre la porte à de nouvelles avenues prometteuses. Sous C-92, les peuples autochtones peuvent exercer leurs propres juridictions en matière de protection de la jeunesse et de services sociaux. Cette phase est optionnelle. Ce sont les peuples autochtones qui déterminent (i) s’ils souhaitent exercer leurs juridictions ou non, (ii) quand ils souhaitent commencer à exercer leurs juridictions et (iii) quel sera le contenu de leurs régimes de protection de la jeunesse et de services aux familles.
Une juridiction inhérente et constitutionnellement protégée – La Loi C-92 prévoit que, parmi les droits affirmés et reconnus par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, se trouve le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones qui « comprend la compétence en matière de services à l’enfance et à la famille, notamment la compétence législative en matière de tels services et l’exécution et le contrôle d’application des textes législatifs pris en vertu de cette compétence législative »[4]. C’est un virage majeur dans la reconnaissance du droit à l’autodétermination des peuples autochtones et un pas vers la mise en œuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.[5]
Conclure un accord de coordination ou après un an – Pour se prévaloir de C-92, un gouvernement autochtone doit envoyer une notification aux gouvernements provincial et fédéral annonçant son intention d’exercer sa propre juridiction et de déployer ses « meilleurs efforts » pour conclure un accord de coordination avec le Canada et le gouvernement provincial. Une fois cet accord de coordination conclu, ou après un an, la juridiction des peuples autochtones aura, à quelques exceptions près, la même force de loi que les lois fédérales (articles 20(3) et 21).
Préséance des lois autochtones – Si un accord de coordination est conclu, ou après un délai d’un an où le gouvernement autochtone a déployé ses « meilleurs efforts » pour conclure un accord, la Loi C-92 précise que la loi autochtone aura préséance sur toute loi provinciale en cas de conflit ou d’incompatibilité, et préséance sur la plupart des lois fédérales sauf certaines exceptions. Ces exceptions sont la Charte canadienne des droits et libertés, la Loi canadienne sur les droits de la personne et les articles 10 à 15 de la Loi C-92.
L’intérêt de l’enfant pourrait être invoqué pour contrer l’applicabilité des lois autochtones – L’article 23 mérite d’être examiné. Il prévoit que les lois autochtones ne s’appliquent pas si ce n’est pas dans le « meilleur intérêt de l’enfant ». Or, en cas de contestation, qui va déterminer ce qui constitue le meilleur intérêt de l’enfant ? Vraisemblablement les tribunaux ou les services sociaux québécois. Cette disposition risque d’ouvrir la porte à l’incertitude en insérant un critère subjectif qui permet aux juges et aux travailleurs sociaux d’écarter l’application des lois autochtones lorsqu’elles sont jugées « ne pas être dans le meilleur intérêt de l’enfant ».
Financement pour la phase 2 – Il pourrait être possible pour un gouvernement autochtone d’adopter des lois en matière de protection de la jeunesse et de services sociaux, sans qu’un financement additionnel ne soit requis. Dans ce cas, il peut être facultatif de conclure un accord de coordination. Tout dépend de la nature des mesures qu’un gouvernement autochtone souhaite adopter. Par contre, un gouvernement autochtone dont le régime de protection de l’enfance requiert du financement devra vraisemblablement conclure un accord de coordination.
L’article 20(2)(c) de la Loi C-92 pourrait être invoqué lors des négociations pour obtenir des arrangements financiers qui soient « durables, fondés sur les besoins et conformes au principe de l’égalité réelle afin d’atteindre des résultats qui sont positifs à long terme pour les enfants, les familles et les collectivités autochtones ». Ce vocabulaire est tiré tout droit des standards établis dans la décision du Tribunal canadien des droits de la personne dans l’affaire de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada.
Certains gouvernements autochtones demeurent inquiets de la nécessité de négocier et de conclure ces ententes avec les gouvernements provincial et fédéral afin d’obtenir le financement nécessaire à la mise en œuvre de leurs juridictions. Cette condition pourrait constituer un obstacle considérable. La dynamique de ces négociations permettra de jauger combien de temps (de mois ou d’années) seront nécessaires à la conclusion de ces accords de coordination. Aucun soutien aux processus de négociations, ou soutien aux processus de revitalisation des lois autochtones, n’ont été annoncés pour le moment.
- INTERACTIONS ENTRE LES JURIDICTIONS FÉDÉRALE, PROVINCIALE ET AUTOCHTONES PENDANT LA PHASE 2
Hiérarchie des juridictions en cas de conflit ou d’incompatibilité – S’il y a un conflit ou une incompatibilité entre les juridictions autochtones, fédérale et provinciale, la Loi C-92 prévoit la hiérarchie suivante pour déterminer quelle loi va prévaloir (article 22) :
- Les lois autochtones ont préséance sur les lois provinciales et sur les lois fédérales, sauf pour les articles 10 à 15 de C-92, la Loi canadienne sur les droits de la personne[6], la Charte canadienne des droits et libertés (art. 19) et si ce n’est pas jugé dans l’intérêt de l’enfant (art 23);
- Les lois fédérales ont préséance sur les lois provinciales.
En somme, en cas de conflit ou d’incompatibilité, les juridictions autochtones, fédérale et provinciale interagiront comme suit[7] :
Priorité d’application |
En cas de conflit ou d’incompatibilité, quelle juridiction a préséance ?
|
||
1 |
Règles fédérales de la Loi C-92 : art. 10 à 15
|
Loi canadienne sur les droits de la personne |
Charte canadienne des droits et libertés |
2 |
Juridictions autochtones (via les accords de coordination conclus en vertu de la Loi C-92)
|
||
3 |
Juridiction fédérale (la Loi C-92 de manière générale et autres lois applicables, le cas échéant)
|
||
4 |
Juridiction provinciale (LPJ et autres lois applicables, le cas échéant)
|
En ce qui concerne les enfants et les jeunes autochtones, les juridictions autochtones et fédérales ont donc préséance sur la juridiction provinciale en cas de conflit ou d’incompatibilité. S’il n’y a pas conflit ou incompatibilité, ces normes coexisteront.
- POURQUOI LE QUÉBEC CONSTESTE-T-IL LA CONSTITUTIONNALITÉ DE LA LOI C-92 ?
En vertu des articles 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867, les services aux familles et la protection de la jeunesse et des enfants relèvent de la compétence provinciale.
En vertu de l’article 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » relèvent de la compétence fédérale.
La Loi C-92 touche la « protection de la jeunesse et les services aux familles » des « peuples autochtones ». Cette loi fédérale touche donc à la fois une compétence provinciale et fédérale.
Le Québec fait valoir que la Loi C-92 constitue un empiètement fédéral sur une matière qui relève d’une compétence exclusivement provinciale, soit les services aux familles et la protection de la jeunesse.
Au cœur de ce sempiternel débat juridictionnel entre le fédéral et les provinces, se trouve le droit à l’autodétermination des peuples autochtones qui comprend l’exercice de leur compétence législative en matière de services à l’enfance et à la famille. Alors que la Loi C-92 reconnaît explicitement cette compétence législative autochtone[8], la LPJ québécoise ne va pas aussi loin.[9] Un rejet de la constitutionnalité de la Loi C-92 pourrait donc éventuellement avoir un effet négatif sur la compétence législative des peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille.
C’est pourquoi, dans un communiqué de presse, l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador qualifie de « honteuse » la décision du gouvernement québécois de défendre sa juridiction sur le dos des enfants autochtones. D’autant plus que la Commission Viens a récemment conclu que le système de protection de la jeunesse québécois « est imposé de l’extérieur aux peuples autochtones et ne tient pas compte de leurs conceptions de la famille ni de leurs cultures. Plus grave encore, en faisant en sorte de retirer chaque année un nombre important d’enfants de leur familles et de leurs communautés pour les confier à des familles allochtones, le système de protection de la jeunesse perpétue – du point de vue de plusieurs – les effets délétères de la politique des pensionnats. »>
Pour le moment, nous n’avons pas obtenu le détail de la demande de renvoi constitutionnel que le gouvernement du Québec entend déposer à la Cour d’appel du Québec. Les informations auxquelles nous avons eu accès, dont le décret no 1288-2019 adopté par le Québec, n’indique pour le moment aucune intention de suspendre l’application de la Loi C-92 en attendant un jugement de la Cour. La Loi C-92 est donc en vigueur et applicable depuis le 1er janvier 2020, incluant au Québec.
La question constitutionnelle soumise à la Cour d’appel est formulée de manière très large, soit :
« La Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis est-elle ultra vires de la compétence du Parlement du Canada en vertu de la Constitution du Canada? »
Nous attendons plus de détails sur la suite des procédures au cours des prochains mois. OKT suivra ce dossier de près. Nous vous tiendrons informés des prochains développements. N’hésitez pas à nous contacter pour plus de détails ou de précisions.
Judith Rae & Jacynthe Ledoux
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[1] Loi C-92, art. 4.
[2] LPJ, art. 4(3), 57, 91.1. Ces placements permanents, au terme de délais maximaux de placement de 12 à 24 mois, sont contestés par plusieurs peuples autochtones qui jugent que ces dispositions ont pour effet de déposséder les enfants autochtones de leurs liens familiaux et culturels de manière prématurée.
[3] LPJ, art. 3.
[4] Loi C-92, art. 18(1).
[5] Voir notamment les articles 8, 9, 13, 33 et 43 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, A.G. Rés. 61/295, Annexe, U.N. Doc. AIRES/61/295 (adoption : 13 septembre 2007) [la « Déclaration »]. Le Canada appuie cette Déclaration « sans réserve » depuis le 10 mai 2016.
[6] LRC (1985), ch. H-6.
[7] Sauf les exceptions mentionnées ci-haut relativement aux articles 10 à 15 de C-92, la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Charte canadienne des droits et libertés (art. 19) et si ce n’est pas jugé dans l’intérêt de l’enfant (art 23).
[8] Loi C-92, art. 18(1) et préambule.
[9] LPJ, art. 37.1. Les conditions imposées aux ententes conclues entre le gouvernement du Québec et les peuples autochtones sous la LPJ sont plus restrictives que les accords de coordination prévus en vertu de de l’article 20(2) de la Loi C-92.
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