Un recours civil intenté par des Premières Nations contre une société privée pour violation de droits autochtones pourra finalement être entendu, selon la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans son jugement Saik’uz First Nation and Stellat’en First Nation c. Rio Tinto Alcan Inc.
Cette décision reconnaît le droit des Premières Nations d’intenter des recours en responsabilité civile contre des personnes (plutôt que de poursuivre la Couronne) lorsqu’un projet porte atteinte à leurs droits ancestraux. La capacité des Premières Nations à intenter des poursuites civiles pour des dommages écologiques constitue une question non résolue importante en droit canadien. L’arrêt Saik’uz et Stellat’en c. Rio Tinto Alcan constitue un précédent important pour les groupes autochtones, car il ouvre la porte à la responsabilité de sociétés pour les dommages historiques et continus causés aux terres et aux ressources autochtones par le développement industriel. Cette affaire, qui aura des répercussions importantes sur l’exercice des droits ancestraux, pourrait constituer une étape vers un régime de consultation et d’accommodement plus rigoureux.
Contexte
Les plaignants Saik’uz et Stellat’en First Nations (les « Premières Nations ») ont intenté une action en responsabilité civile contre Rio Tinto Alcan Inc. («Alcan») pour nuisance et violation des droits de riverains relativement à l’exploitation du barrage de Kenney au nord-ouest de la Colombie-Britannique. Ils ont demandé des injonctions provisoires et permanentes pour qu’Alcan cesse de leur causer des préjudices. Ils ont aussi demandé des dommages-intérêts à titre subsidiaire.
Alcan a présenté une requête en jugement sommaire pour faire rejeter le recours invoquant la défense de pouvoir d’origine législative, ainsi qu’une demande de radiation pour absence de cause d’action raisonnable. L’argument principal présenté au soutien du deuxième motif de rejet était qu’avant de pouvoir intenter une action en justice contre une personne, les Premières Nations devaient démontrer l’existence de leurs droits, ou les faire reconnaître par la Couronne.
Bien que la Cour d’appel ait énoncé des éléments pertinents sur la défense de pouvoir d’origine législative et sur les droits des riverains, les aspects les plus importants et intéressants de cette décision sont les conclusions sur la capacité des Premières Nations de poursuivre des entités privées ayant porté atteinte à des droits ou des titres autochtones non prouvés. C’est là même l’objet du présent article.
Décision de première instance
Le juge de première instance a rejeté la demande de jugement sommaire, mais a accueilli la demande de radiation, jugeant notamment que :
- Les réclamations contre des tiers fondées sur l’exercice des droits ancestraux non prouvés n’ont aucune chance raisonnable de succès;
- La Couronne est une partie clé dans tout litige faisant valoir un titre ou des droits ancestraux; et
- Le droit détenu par les Autochtones dans les terres de leur réserve n’est pas suffisant pour donner lieu à un recours privé en responsabilité civile.
Les Premières Nations ont fait appel du jugement, et Alcan a elle quant à elle fait appel du rejet de sa requête de jugement sommaire.
Décision de la Cour d’appel
La Cour d’appel a accueilli en partie l’appel des Premières Nations. Elle a trouvé que le juge de première instance avait erré en refusant de reconnaître une cause d’action raisonnable tant que les droits et le titre des Autochtones n’auraient pas été prouvés ou reconnus par la Couronne. Les principales conclusions de la Cour d’appel sont examinées ci-dessous.
En résumé, le critère du titre autochtone est l’occupation exclusive. La Cour a examiné les règles de common law canadiennes en matière de nuisances privées et a déterminé qu’on ne pouvait pas rejeter sommairement l’argument selon lequel l’intérêt détenu par les Premières Nations dans les terres suffit pour intenter une poursuite civile. Elle a aussi jugé défendable de soutenir que les terres des réserves sont destinées à l’usage exclusif de la Première Nation et qu’elles peuvent ainsi ouvrir la voie à une poursuite civile. De plus, la Cour a conclu que le droit de pêche des Autochtones est semblable à la notion de « profit à prendre » de common law, et que cela pourrait également mener à un recours en nuisance privée.
Nuisance publique
La nuisance publique nécessite une activité qui porte atteinte de façon déraisonnable à l’intérêt du public dans des domaines tels que la santé, la sécurité, la moralité, le confort ou la commodité. De plus, le demandeur doit aussi démontrer qu’il a lui-même subi un dommage. La Cour a jugé qu’une atteinte déraisonnable à l’intérêt du public du droit de pêche dans le réseau de la rivière Nechako est un type d’atteinte visé par le délit de nuisance publique en plus de constituer une atteinte au droit de pêche autochtone, ce qui peut satisfaire à l’exigence de dommage subi.
Droits de riverains
Il était raisonnable de se demander si les droits de riverains existaient en vertu du titre autochtone et si la province pouvait les abolir par voie législative. Toutefois, ce n’était pas le cas en ce qui concerne l’intérêt des Premières nations dans les terres en question.
Revendications fondées sur les droits et titres autochtones
La Cour a jugé que la décision du juge de première instance avait pour effet de « créer une condition préalable unique à la revendication des titres ancestraux ou à l’exercice de tels droits ». Le tribunal a craint que cela donne lieu à une procédure en deux étapes s’appliquant uniquement aux litiges intentés par les peuples autochtones : 1. poursuivre en justice afin de démontrer l’existence de droits, ou permettre à la Couronne de les reconnaître, et 2. poursuivre potentiellement le tiers qui porte atteinte à ces droits.
En référant à l’article 35 de la Constitution ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, la Cour a précisé que les droits ancestraux existaient indépendamment d’une déclaration d’un tribunal, et que « tout ce qu’une déclaration de la Cour ou l’acceptation de la Couronne ajoute est d’identifier la nature exacte et l’étendue du titre ou des autres droits ». Ils ont également souligné que la Couronne a le devoir de consulter et accommoder avant l’établissement de droits ancestraux. Cependant, des tiers peuvent toujours être tenus responsables de la violation des droits ancestraux dont l’étendue n’a pas encore été délimitée.
Fait intéressant, la Cour a cité un arrêt québécois récent à titre d’exemple d’un tribunal ayant refusé de suivre la décision du juge de première instance. Toutefois, dans cette affaire, on a permis que l’action contre la société se poursuive parce que la Couronne avait été mise en cause. Ce juge de première instance était d’avis que toute action ayant trait à des revendications de droits et de titres ancestraux devait inclure la Couronne.
La Cour d’appel a fait abstraction de cette question en disant: « Le fait que la Couronne soit ou non partie au litige n’est pas déterminant quant à la question de savoir si la poursuite a prouvé l’existence d’une cause d’action raisonnable. ». Il sera intéressant de voir si Rio Tinto cherchera à ce que la Couronne soit mise en cause pour la suite des choses.
Implications de ce jugement
Ce jugement établit certes que « des entités privées peuvent être tenues responsables d’atteintes aux titres ou aux droits ancestraux non encore prouvés, ce qui peut fournir un effet de levier important pour les groupes autochtones tout en créant une grande incertitude juridique pour les entités privées ». Toutefois, cette décision ne constitue pas un verdict final prononcé en faveur de l’une ou l’autre des parties; elle a simplement pour effet de renvoyer à l’affaire à procès où les arguments de fond des parties pourront être débattus.
La Cour d’appel n’a pas non plus explicitement indiqué que la Couronne ne devrait pas être mise en cause dans un litige exigeant la preuve d’un droit ou titre autochtone. Elle a plutôt énoncé que l’omission de mettre en cause la Couronne n’était pas un facteur à prendre en considération pour décider si les faits allégués constituent une cause d’action raisonnable. Alcan aura toujours le loisir d’inviter la Couronne à se joindre au débat, comme ce fut le cas dans la décision des Innus du Québec. Les sociétés privées peuvent invoquer cette décision et les motifs du juge de première instance au soutien du point de vue selon lequel la Couronne devrait être partie à ce genre de litige.
En revanche, le présent jugement s’inscrit dans une tendance selon laquelle les sociétés privées ne peuvent plus utiliser le devoir de la Couronne de consulter et d’accommoder comme moyen de défense à leur atteinte continue à l’encontre des droits des Autochtones. Souvent, dans la pratique, le processus de consultation est délégué à des entités privées. Plutôt que de développer ces processus avec les Premières Nations touchées, trop souvent, elles sont dictées. Le fait de ne pas participer à ces processus souvent biaisés est ensuite utilisé contre les Premières Nations non participantes comme preuve de leur « manque d’intérêt ». Maintenant qu’ils risquent peut-être d’être tenus personnellement responsables de ces atteintes, les tiers auront plus d’incitatifs à consulter les Premières Nations et à obtenir leur consentement libre et éclairé concernant les activités qui ont des effets sur leurs droits.
Dans son ensemble, cette affaire constitue un autre pas vers une conception plus complète et équitable de la nature des droits des Autochtones vis-à-vis de leurs terres ancestrales. Une des prémisses en droit autochtone canadien est l’interposition de la Couronne entre les Autochtones et les autres Canadiens. Selon celle-ci, Couronne serait le « protecteur » des intérêts autochtones, selon la perspective paternaliste voulant qu’ils n’aient pas la capacité de se protéger eux-mêmes. Reconnaître que les droits et titres ancestraux existent à l’égard de tiers, et permettre aux peuples autochtones de se prévaloir du système judiciaire pour faire respecter ces droits reconnaît ce principe. Comme la Cour d’appel l’a déclaré, « les Autochtones font partie de la communauté canadienne et ne devraient pas être traités de façon désavantageuse par rapport à d’autres parties ». La réconciliation ne peut être obtenue que si les deux parties sont sur un pied d’égalité. Cette affaire est un pas en avant dans cette direction.
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